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3 décembre 2011 6 03 /12 /décembre /2011 17:53

Quelle est la position du narrateur de Gargantua sur la question religieuse ?

 

 

 


L’étude qui suit n’a de sens que si elle est accompagnée d’une lecture attentive et rigoureuse du texte.

 

 

I – Une critique traditionnelle de l’Eglise, issue des contes et des fabliaux

 

1.1 ) Des éléments comiques des contes ou des mythes

 

L’image de l’ogre lorsque Gargantua mange des pèlerins en salade, au chapitre 38.

Le déluge urinal, version parodique et burlesque du déluge biblique, chapitre 38.

 

1.2 ) La critique de pratiques religieuses

 

Le narrateur, à travers ses personnages, critique les pratiques superstitieuses. Au chapitre 43, la patrouille de Picrochole se dote d’eau lustrale et d’étoles pour faire disparaître les diables, p. 305-307, et la narration insiste sur la peur comique de la patrouille, p. 307, devant les cris de frère Jean qu’il prennent pour des cris de diables. Au chapitre 45, les pèlerions vont invoquer Saint Sébastien contre la peste. Grandgousier qualifie ceux qui attribuent la peste à un saint, en en faisant un diable, de « faux prophètes », de « cafards » et d’empoisonneurs d’âme (p. 317-319). Au chapitre 45, le questionnement de Grandgousier sert à critiquer la pratique des pèlerinages  et enjoint aux pèlerins de rester chez eux et de travailler aux besoins de leur famille : p.321. Cela explique sans doute le comique de répétition avec aggravation lié à la figure des pèlerins, au chapitre 38 : ceux-ci, partis en pèlerinage, sont tout d’abord dévorés par Gargantua, qui les confond avec des limaçons dans la salade, puis noyés dans sa pisse, puis pris dans une chausse-trape. Le narrateur dénonce les reliques, dont il fait comprendre qu’elles n’ont pas de caractère sacré, et leur inefficacité, p. 229.

Mais le narrateur critique aussi la dévotion insincère et hypocrite : les paroles anônnées par les moines de Seuillé, p. 223, sont en contradiction avec leur sentiment profond : ils bégaient de peur. C’est une dévotion provoquée par l’urgence de l’instant, comme le montre la liste des saints prononcés pendant le massacre de frère Jean, p. 227-229. On peut ainsi comprendre les massacres et la réussite de Frère Jean qui apparaît en ce sens comme l’incarnation du Châtiment divin, d’où l’invincibilité du personnage, soulignée à deux reprises, p. 307 et 309. C’est d’ailleurs lorsqu’il quitte son froc qu’il perd de son invincibilité, comme lorsqu’il se retrouve accroché à un arbre.

 

1.3 ) La critique des ordres monastiques

 

Au chap. 2, p. 61 : allusion au cerveau des papes si vide qu’on y entend le vent. Frère Jean, au chapitre 45, critique l’esprit entreprenant des moines vis-à-vis des épouses laissées seules : p. 319-321. La critique est traditionnelle et relève des fabliaux. De même, le récit est l’occasion de la critique des moines paillards, comme au chapitre 39, p. 285-287, soiffards, aux pages 223-225, expédiant les prières. Frère Jean fait d’ailleurs partie de ces moines. Frère Jean critique enfin le savoir livresque et érudit de certains moines, au chapitre 39, p. 289.

 

 

II – Une critique humaniste de l’Eglise et de la religion catholique

 

2.1 ) La critique d’une piété purement verbale

 

La principale critique est celle de l’inaction des moines : la foi n’est donc pas dans une piété purement verbale, mais dans l’action au service de Dieu et des autres, p. 225 (et chap. 39, p. 287). Ainsi, au chapitre 40, p. 291, frère Jean déclare que les moines sont hais parce qu’ils mangent la merde du monde. P. 293, son discours est l’occasion d’une attaque rigoureuse contre les moines : il leur reproche l’oisiveté, le fait de ne pas être au service de la communauté, d’être inutiles aux autres hommes, d’être ignorants, et de ne pas se consacrer aux nécessités matérielles des hommes. De plus, les moines n’effectuent même pas un service spirituel : ils ânonnent leurs prières sans les comprendre ; leur foi n’est qu’hypocrisie. C’est une foi fausse commandée par les circonstances, et la peur. En ce sens, frère Jean, p. 293, est un contre-exemple. Frère Jean situe sa piété dans l’action, en rêvant qu’il aurait délivré le Christ, plutôt que des s’enfuir comme les apôtres, chapitre 39, p. 287. En ce sens, le bréviaire sert surtout à s’endormir (c’est la méthode que frère Jean utilise avec Gargantua, au chapitre 41). Au chapitre 54, p. 359, les hypocrites et les bigots seront chassés de l’abbaye de Thélème.

 

2.2 ) L’opposition à la Sorbonne et à l’oppression doctrinale

 

La narrateur s’oppose à tout asservissement à une ligne doctrinale de l’Eglise, et au formalisme de la faculté de théologie, qui lit tout en mauvaise part et empêche toute liberté de pensée et de parole. Au chapitre 54, les pharisiens seront ainsi chassés de l’abbaye de Thélème (p.361 et le chapitre 42, p. 303, critique le formalisme de Grégoire IX). Le narrateur revendique son droit à la création et à la fiction, sans que celle-ci puisse passer pour une copie blasphématoire de la Création divine. Cette liberté revendiquée s’explique par le contexte des années 1530. La position du narrateur-auteur ( ?) rejoint celle de Guillaume Budé ou d’Erasme. On entend ainsi la critique de la faculté de Théologie, et de son terrorisme vis-à-vis de la pensée, comme au chapitre 6, p.57 sur l’interdit, le mutisme qui règne sur la généalogie du Christ.

 

2.3 ) L’évangélisme rabelaisien

 

Contre tous les discours de l’Eglise contraignant et empêchant une foi individuelle, Rabelais appelle à une foi qui repose sur la lecture directe et individuelle de la Bible, dans une perspective évangéliste. L’abbaye de Thélème offre ainsi un refuge, p. 365, au chapitre 54, aux évangélistes.  Ainsi au chapitre 23, Ponocrates appelle à se débarrasser des gloses, pour avoir une lecture directe et personnelle de la Bible. Dans le « Prologue » déjà, p. 51, le narrateur se moquait de la quadruple interprétation du texte biblique, et de la manie de tout rapporter à la validation des vérités saintes au chap. 6, p. 91. De même, à l’occasion du discours édifiant de Lasdaller, Rabelais se moque des fidèles qui sont tentés de plaquer le texte biblique sur leur situation propre, par la combinaison de morceaux du psaume CXXIV et des propositions circonstancielles de temps.

 

2.4 ) La définition de la véritable foi

 

Le narrateur oppose, au chap. 6, p. 91, la véritable foi qui est une bonne crédulité et une confiance dans la toute puissance divine et la fidélité servile à une ligne doctrinale, en particulier celle de la faculté de théologie, la Sorbonne. Mais la foi est avant tout en acte, au service de Dieu et d’autrui : au chapitre 45, l’homélie de Grandgousier, et sa référence à Paul, servent à vanter un engagement civique et une foi directe.

 

III – Une utopie religieuse

 

3.1 ) Le rejet des règles monastiques

 

L’abbaye de Thélème est opposée aux monastères existants « au contraire de toutes autres » : pas de murailles, sources de suspicions, p. 353, et les heures n’y sont pas comptées, au chapitre 41, p. 299, puis chapitre 52, p. 353. « Thelema » veut d’ailleurs dire « volonté, franc arbitre » ce qui est confirmé par la devise « Fais ce que voudras », chap. 50. C’est avant tout un lieu de liberté. Le fonctionnement est déterminé par l’approbation de la collectivité, liberté qui n’est pas une anarchie, par la présence des hommes de biens qui savent vivre une existence mesurée, soucieuse de la collectivité et dénuée d’excès, par la présence de l’ordre mais pas de la contrainte, en un lieu de raffinement. La richesse matérielle y est opposée au vœu de pauvreté ; l’entente entre les hommes et les femmes, pouvant aller jusqu’au mariage, est opposée au vœu de chasteté, et celui-ci passe alors pour inutile et contre nature ; la liberté est opposée à l’obéissance : p. 355. Frère Jean a refusé l’idée même de l’autorité d’un homme sur un autre, p. 351, au chapitre 52, même si son discours est vraiment sentencieux à ce moment-là. Enfin, les thélémites ont la liberté d’entrer ou de quitter l’abbaye, à tout moment (p. 355).

 

3.2 ) La définition rabelaisienne des vrais chrétiens

 

C’est présenter ce que sont aux yeux de Rabelais, les vrais chrétiens : des hommes et des femmes qui ne se laissent pas soumettre à des règles étouffantes et hypocrites mais qui ont une piété sincère au service de leurs semblables et de Dieu. Il y a une opposition, de ce point de vue, entre les « Bigots », « cafards empantouflés », « ennemis de la sainte parolle » et « gentils compagnons » (chap. 52). Les thélémites ne suivent plus les préceptes de vie de l’Eglise, mais leur foi est fondé sur la lecture directe de la Bible, sur la connaissance, l’éducation et le savoir-vivre. On voit là l’expression d’une utopie à la fois évangéliste et politique, à l’image de la cour de François Ier.

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