Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 octobre 2020 3 07 /10 /octobre /2020 12:54

« L’Invitation au voyage »

 

 

C’est un poème amoureux mais qui ouvre sur un voyage. Il réalise l’association de la femme et du voyage.

La forme du poème est recherchée. Trois strophes de 12 vers sont séparées par un refrain (distique) à rimes plates. Chaque strophe est en fait composée de deux sizains. Les mètres utilisés sont des mètres impairs : pentasyllabes (5) et heptasyllabes (7). Dans l’alternance des vers de 5 et de 7 syllabes, on perçoit la volonté de l’auteur d’imiter le mouvement de la houle. Le poème est ainsi travaillé en harmonie formelle avec le fond.

L’amour présenté ici est un amour sororal. Pas d’amour satanique donc, ni de malentendu. Si la femme et l’homme demeurent des êtres incommunicables l’un à l’autre, enfermés dans la grande solitude universelle, l’amour sororal peut être une tentative pour dépasser cette incommunicabilité.

 

I - La femme aimée sœur

1.1 Une figure féminine sororale

La double apostrophe qui ouvre le poème - « Mon enfant, ma sœur » - ouvre l’évocation de la femme aimée à l’ambiguïté de l’amour paternel et de l’amour sororal. C’est pourtant la possession par la poète qui s’affirme d’emblée avec la répétition de l’adjectif possessif. L’adjectif possessif a ici une valeur affective. Le lien se donne à lire comme un lien exclusif autant que privilégié.

L’évocation de la femme aimée est marquée par la douceur, renforcée par les allitérations en [s] et par l’importance des voyelles feutrées, adoucies en particulier à la rime. Pourtant, aux vers 4 et 5, c’est bien l’image d’un amour passionnel qui se dessine, pouvant entraîner la mort. La phrase se fait alors elliptique et le verbe « aimer » prend alors toute sa valeur. Mais la répétition du verbe « aimer » provoque un effet de refrain intérieur et les deux premiers vers ont enlevé ce qu’il pourrait y avoir de trop violent dans cet amour. Si l’évocation de la femme est empreinte de douceur, les deux premiers vers suggèrent en même temps par le mot « enfant » que cet amour est fidèle. La femme révèle ainsi plusieurs visages et est associée au mystère.

1.2 Aimer et mourir

Dans la première strophe, le verbe « mourir » fait suite à « vivre ». Les deux verbes sont d’autant plus rapprochés qu’ils apparaissent tous deux à la cinquième syllabe dans chaque vers. Le poème propose donc un rapprochement entre deux termes opposés par le sens. L’amour se définit alors comme un amour parfait et sa fidélité a une durée qui se rapproche de l’éternité : « aimer à loisir / Aimer  mourir». La mort cesse donc d’être une source d’angoisse. La mort à deux est vécue comme une éternité bien heureuse.

1.3 De l’analogie entre la femme et le pays au brouillage

Le pays évoqué est analogique à la femme aimée. Il y a entre les deux une étroite ressemblance. Les vers 3 et 6 (rimes très riches) portent l’invitation au voyage. « là-bas » comporte la dimension de l’éloignement et le thème du mystère.

Dans les vers 9 à 12, les éléments de l’analogie sont indiqués. Les yeux sont ainsi comparés à des soleils : les soleils mouillés, les ciels brouillés représentent aussi les « yeux / brillants à travers leurs larmes ». Les larmes impliquent l’idée d’une douleur. Ce dernier vers est à rapprocher de « Songe à la douceur » : la douceur de l’amour au pays merveilleux n’est pas encore présente. Elle n’appartient qu’au songe, elle est liée à un futur accentué par « là-bas » et par l’usage de l’infinitif. « Traîtres » donnent une dimension supplémentaire à ce brouillage des yeux. L’adjectif suggère en effet l’absence de transparence. Le poème accentue encore la part d’inconnu et de mystère dérobé qui réside dans la femme.

Pourtant, dans la dernière strophe, la femme apparaît comme le centre du monde, telle une déesse :

« C’est pour assouvir

Ton moindre désir

Qu’ils viennent du bout du monde »

On voit d’ailleurs la reprises des « soleils » du vers 7.

 

Ce poème met ainsi en place de multiples correspondances entre la femme et les différents espaces et illustre d’une façon nouvelle le principe des analogies cher à Baudelaire. Il semble que le poète puisse se réconcilier avec le monde auprès de cette femme qui est surtout une sœur et qui rejette loin d’elle l’angoisse de la mort et des ténèbres. C’est pourquoi l’aspiration au voyage et à l’ailleurs est intimement liée à cette figure féminine.

 

II - L’invitation au voyage

2.1 Du rêve à la réalité

L’injonction initiale « songe à ... » renvoyait le pays au domaine du rêve et du futur. Cette impression était encore renforcée par l’usage de l’infinitif dans la première strophe. Dans la seconde, le conditionnel renvoie là encore la description dans le domaine du rêve, du songe. Cependant, ce songe devient nettement plus précis et semble même prendre les dimensions de la réalité. Or, le voyage n’a pas été spécialement présenté. C’est au contraire un lieu clos que l’on découvre dans la seconde strophe qui symbolise le lieu de l’intimité. L’invitation au voyage se fait par l’imagination.

Or, dans la troisième strophe, on observe un changement de mode. On passe en effet du conditionnel (2e strophe) à l’indicatif présent. Le rêve est devenu réalité. Il semble que l’Ailleurs existe effectivement.

2.2 L’appel de l’idéal

L’invitation au voyage commence dès le vers 3 : « D’aller là-bas » comporte la dimension de l’éloignement et le thème du mystère. L’exclamation traduit dans le même temps l’enthousiasme du poète qui veut faire partager son désir d’envol. Tout se situe ainsi dans un ailleurs idéal. Au vers 5, le mot « mourir » se trouve inclus dans une image de l’idéal. Au vers 13, le « là » conserve la dimension du mystère. Les termes du refrain ont tous un sens positif excluant la souffrance qui semblait apparaître au vers 12. Le refrain est par ailleurs répété trois fois. Il se chargera à chaque fois d’un sens plus riche.

Dans les vers 7 à 8, le passage de « soleils » à « ciels » suggère une élévation. Les deux éléments sont liés par le sens mais aussi par une série d’échos : « mouillés » et « brouillés » constituent une rime riche. De plus, « soleils » et « ciels » ont en commun les allitérations en [s] et en [l].

C’est à une unité bienheureuse que le poète accède dès lors : « soleils » (élément de feu, de chaleur) est associé à « mouillés ». Les deux éléments antithétiques sont réunis ici dans cette évocation.

2.3 L’élévation

Si la strophe 2 présentent un élargissement de l’espace à travers « les miroirs profonds », renforcé par l’usage du pluriel, l’élévation de l’âme se poursuit : dans les vers 24 à 26, on s’aperçoit que comme dans le poème « Correspondances », les objets ont un langage. Tout même a un langage dans ce monde rêvé : « Tout y parlerait ». Or, ces objets parlent « à l’âme » : c’est donc tout cet univers qui se trouve spiritualisé. Par opposition, le domaine de l’ici et du maintenant est le monde de l’incompréhension, éloigné de tout langage primordial : « sa douce langue natale ».

 

Le poète accède donc à un ailleurs qui est aussi une image de l’idéal. Cet idéal permet ainsi à travers la correspondance entre la femme et l’espace une élévation de l’âme qui pour la première fois apparaît heureuse. C’est en peintre que le poète va décrire cet ailleurs rêvé puis advenu.

 

III - La peinture de l’au-delà

3.1 Comme un peintre flamand

Au vers 8, « ciels » est au pluriel. Sous cette forme, le terme manifeste certes la beauté du paysage mais appartient également au vocabulaire de la peinture. Le paysage est ainsi vu par l’intermédiaire de l’art. Il semble que cette description puisse en effet être rapprochée des peintures flamandes. D’ailleurs, ce poème est à rapprocher de son doublet en prose dans Le Spleen de Paris, où l’allusion à la Hollande est plus explicite. Ce pays était alors à la mode et Baudelaire a pu se souvenir des observations sur la Hollande de Bernardin de Saint-Pierre.

3.2 Un lieu clos... ouvert sur le monde

Le lieu décrit dans la deuxième strophe est un lieu clos. cependant, l’intimité de la chambre correspond à l’intimité du monde extérieur. Les meubles, au vers 16, sont « polis par les ans ». Ils comportent donc la dimension du passé, donc un aspect rassurant. « luisants » et « polis » sont unis par les retours des mêmes sons [i] et [l]. Ils introduisent tous deux une dimension de douceur  liée à une sensation tactile. « luisants » ajoute au décor la dimension de l’éclat et rappelle les soleils de la première strophe. Enfin le verbe « décoreraient » insiste sur la beauté manifeste de l’endroit. Les vers 15 à 17 forment une remarquable unité sonore par le retour de la voyelle nasalisée [â]. A ces aspect s’ajoute la dimension du luxe.

A la sensation tactile des meubles succède la sensation olfactive. (Comme très souvent chez Baudelaire, les sensations sont liées, en particulier dans le poème « Correspondances » et expriment l’unité du monde). Aux vers 19 et 20, « odeurs » et « senteurs » sont reliés par la syntaxe et par la proximité sonore. Les émanations naturelles (« odeurs ») sont ainsi liées aux émanations artificielles (« senteurs ») ce qui manifeste l’unité de ce monde rêvé qui transcende les oppositions. Au vers 20, l’adjectif « vagues » vient atténuer ce que les parfums artificiels pourraient avoir de trop lourd. Ce que l’on retient finalement, c’est la profusion de parfums.

3.3 Luxe et exotisme

Les vers 21 à 23, par les expressions « riches plafonds », « miroirs » et « splendeur » dessinent une unité du luxe. Cette impression de luxe est encore renforcée par l’usage du pluriel qui ajoute l’idée de grandeur. Ce que les vers précédents suggéraient, l’aspect exotique, oriental de ce monde, est révélé au vers 23 « la splendeur orientale ».

3.4 La métamorphose du monde

La troisième strophe ouvre l’espace à l’imagination. Par l’usage du pluriel et par les éléments qui sont présentés - les canaux, les vaisseaux - l’évocation élargit l’espace du monde extérieur. Cet élargissement de la vision se poursuit avec l’énumération aux vers 36-37 : « les champs / Les canaux, la ville entière ». Ces termes renvoient ainsi à des univers différents, rassemblés ici : le monde urbain des hommes, la mer et la campagne. Au vers 39, c’est la totalité du « monde » qui est envisagée.

Il y a ainsi de multiples analogies entre le monde extérieur présenté dans la troisième strophe et le monde intérieur de la deuxième strophe. Les canaux au vers 29, repris au vers 37, rappelle l’image des miroirs du vers 22. Ils suggèrent l’idée d’une eau tranquille et calme. L’élément liquide est d’ailleurs constamment présent dans cette strophe puisque les canaux réapparaissent au vers 37. Ils sont de plus associés à la vision du port, autre source de rêverie. les vaisseaux, personnifiés aux vers 32-34, portent en eux le thème du voyage.

Dans les vers 35 à 40 affleurent l’angoisse sourde des ténèbres. Mais le poème jugule cette angoisse implicite en faisant de ce monde un monde de lumière, où le soleil ne se couche vraiment jamais. Ainsi, à « soleils couchants » succède la vision antithétique d’un monde qui s’endort dans la lumière : « Le monde s’endort / Dans une chaude lumière ». Le point virgule qui précède met en valeur ces deux derniers vers. Dans ce monde, il n’y a plus jamais de nuit.

Les derniers vers mettent en place l’idée d’une splendeur qui métamorphose le monde. « D’hyacinthe et d’or » donne ainsi le sentiment d’une somptuosité sans précédent. Le refrain qui intervient une troisième et dernière fois se charge ainsi de tous les sens accumulés par le poème. Le lyrisme du poème se renforce par la vision finale d’une apothéose, mélange de gloire et de lumière.

 

Conclusion

La savante architecture du poème épouse et rend compte des mouvements de la rêverie. L’utilisation du vers impair la place des rimes féminines, le rythme et les sonorité du refrain sous-tendent une rêverie qui s’amplifie jusqu’à accéder à un monde qui n’est plus seulement rêvé mais qui semble bien être une réalité.

Ce monde est le lieu d’une correspondance entre la femme et les différents espaces, le lieu d’un amour total, à la fois passionnel et doux, désirant et sororal qui réunit le poète et le monde et brise l’incommunicabilité des êtres et des choses.

Si la lumière créée l’unité du monde, l’intimité de la chambre correspond à l’intimité du monde extérieur, lieu de correspondances, de luxe exotique et chargé d’un ailleurs qui prend la forme de l’Idéal.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de litterale.cirilbonare.over-blog.com
  • : Blog traitant de toutes les littératures, de celles que l'on enseigne, et de celles que l'on n'enseigne pas.
  • Contact

Recherche

Liens