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Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, extrait de "Ma bouche sera la bouche des malheurs" à "de ruines et d'affaissements".


 

Cet extrait représente le moment du passage à l'action, lorsque le poète ne se contente plus d'être spectateur, mais décide de parler pour tous ceux qui se taisent, les antillais dont il décrit ici la terrible situation. Le poète met donc en scène cet avènement de la voix militante, avec sa force mais aussi ses doutes devant la situation des Antilles. Il est ainsi essentiel de voir, au seuil de cette analyse, l'évolution du passage de la proclamation d'une voix nécessairement engagée, dans les trois premières lignes, à l'exhortation que le poète s'adresse à lui-même (nous verrons de quelle nature est cette exhortation)  de la ligne 4 à la ligne 9 puis la mise en scène de l'arrivée du poète au pays natal et ses doutes face à la situation sur la possibilité même d'un parole efficace. Il s'agit donc ici du moment inaugural de la parole engagée, dont nous verrons tout d'abord la proclamation et la mise en scène puis les doutes face à la réalité des Antilles.

 

I - le moment inaugural de la parole militante

 

          1.1 ) La proclamation de cette parole

 

La proclamation d'une parole engagée, au seuil de l'extrait, programme doublement le texte que nous avons à étudier: d'une part parce qu'il annonce ce que devra être la parole du poète et la fonction de celui-ci, et d'aure part, parce que cette proclamation donne à l'ensemble du passage le caractère oratoire et même déclamatoire qui est le sien. Ainsi, le poète déclare vouloir parler au nom de ceux qui n'ont pas de voix, qui se taisent, par habitude du malheur et désespoir. Mais le premier temps du texte (l.1-3) proclame cette parole sur le mode déclamatoire par la répétition du terme "bouche" et par le parallélisme de construction entre "ma bouche sera la bouche des malheurs qui...." et "ma voix, la liberté de celles qui...". Dans les deux cas, cette proclamation est rendue avec d'autant plus de force qu'elle est présentée à travers un éléments corporel (la bouche) ou à travers une personnification et la métaphore de la prison : les voix s'affaissent au cachot du désespoir.

Ainsi, d'emblée, le poète proclame la singularité de sa voix contre tous les silences, dans une double antithèse : "la bouche" / "Les maheurs qui n'ont point de bouche" et "liberté" / "cachot du désespoir". Au singulier militant s'oppose le pluriel de tous les silences. Dans la suite de l'extrait, cette opposition entre la voix solitaire mais active du poète et la pluralité des silences et des vanités est reprise par l'opposition entre le pluriel de "absurdité", "tragiques futilités" et "moi seul" (l.20 à 23).

Cette proclamation d’une parole singulière est mise d’autant plus en évidence qu’elle apparaît au discours direct entre guillemets, comme la citation d’un discours. Elle est suivie par une exhortation que le poète s’adresse à lui-même (l.5 à 9). Cette exhortation elle-même est dite avec véhémence sur un rythme ternaire, par l’anaphore de « car » qui permet à trois reprises de se rappeler qu’il faut éviter de faire du malheur un spectacle, par la métaphore du théâtre antique (le proscenium était la scène où évoluaient les acteurs) et celle de la danse : « car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse… ». D’ailleurs, le poète s’interpelle dans ses dimensions corporelles et spirituelles, en prenant à parti son corps et son âme qu’il personnifie : « Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur ». Car s’il adoptait l’attitude de témoin passif, le poète deviendrait autre que lui-même, serait privé de lui-même. Ce n’est qu’au moment où il peut devenir une parole militante, active et efficace que le poète retrouve son unité, dans un « je » (l.10) qui fait suite à ce corps et cette âme divisés. Il en était déjà ainsi du poète chez Baudelaire, à l’image de l’Albatros qui ne trouvait son unité que dans le vol supérieur et non une fois « déposé sur les planches » (Les Fleurs du Mal, « Spleen et Idéal).

 

1.2 ) La mise en scène de la parole engagée

 

Le poète ne se contente pas de proclamer cette parole, il en met également en scène le moment inaugural. Ainsi, cette mise en scène s’appuie sur l’évolution du texte qui suppose une véritable scénographie : à la ligne 4, après la proclamation de cette voix, vient dans un premier temps la résolution du poète. L’arrivée du poète au pays natal n’est pas encore effective : « et venant », et l’exhortation personnelle se fait au conditionnel. Ce n’est qu’à partir de la ligne 10 que l’arrivée du poète est vraiment advenue grâce à un passé composé à valeur de constat : « Et voici que je suis venu ! ». Mise en scène d’autant plus frappante que le vers libre est isolé. Le poète déploie alors l’ensemble des Antilles qu’il redécouvre, en se mettant en scène comme spectateur involontaire : « de nouveau cette vie clopinante devant moi ». A la fin de l’extrait, dans un brusque mouvement de recul, le poète se met explicitement en scène devant les Antilles et le retrait des puissances coloniales :

« et moi seul, brusque scène de ce petit matin

où fait le beau l’apocalypse des monstres » (l.23-24).

Enfin, le poète après s’être fait orateur et témoin engagé de la misère des Antilles, se trouve élu par cette misère pour être sa bouche : « chaude élection de cendres, de ruines et d’affaissements » (l.26-27). Nous assistons ainsi à la naissance du poète qui a trouvé son unité dans une parole efficace, naissance figurée par le « petit matin », aube d’une nouvelle aire pour les Antilles.

 

1.3 ) La métaphore de la lumière

 

Ainsi le poète en parlant pour ceux qui se taisent devient une conscience agissante, celle qui dit clairement la situation de ses frères et veut agir dans le réel : « éclaboussement de ma conscience ouverte » (l.20-21). Le terme « éclaboussement » prépare la métaphore de la lumière à la ligne 22 : « éclairées de cette seule noctiluque » (noctiluque : protozoaire phosphorescent qui rend la mer lumineuse la nuit). Le poète devient la lumière éclairant les ténèbres des Antilles, comme l’était déjà le poète prophète de Victor Hugo dans « Fonction du poète ».

 

Ainsi, cet extrait nous fait passer de la proclamation véhémente d’une voix engagée à la mise en scène progressive de son avènement. Le poète retrouve son unité en passant de la passivité à l’efficacité d’une voix qui parle pour les sans-voix, et devient la lumière éclairant les ténèbres et la conscience annonçant de façon prophétique la fin des « monstres ». Mais cette mise en scène du moment inaugural de la voix du poète se double cependant d’un doute sur sa possibilité devant la situation des Antilles.

 

II – La confrontation avec le réel

 

 

Le poète ne se contente pas de rêver sa voix efficace, il la confronte aussi avec le réel. Ce n’est qu’en se confrontant à la réalité des Antilles que l’engagement du poète peut réellement naître. Cette confrontation est rendue par une vision d’ensemble des Antilles, dont l’ampleur est dite par les nombreuses reprises lexicales et les proximités phoniques dans les lignes 11 à 27 : on passe ainsi de « vie » à « mort » par l’antithèse ; « mort » est repris à plusieurs reprises ; on passe par proximité phonique (allitération et assonance) de « piété » à « piteusement » puis à « petitesse » et enfin à « pelletées » (anaphore de « pelletées ») et à « petit(e)(s) ». Le texte se développe ainsi sur le principe de la paronomase : figure de style qui consiste à rapprocher des termes dont le son est à peu près semblable mais dont le sens est différent.

 

2.1 ) Le retour à la réalité

 

Le poète, aussitôt arrivé et advenu, se trouve confronté à la réalité dont il est malgré tout le spectateur involontaire et désemparé : « de nouveau » qui marque son agacement et l’usage du déictique « cette ». Mais le témoin (« devant moi », l.11) est cette fois actif et sait évaluer la réalité de ce qu’il voit : « cette vie clopinante devant moi, non pas cette vie, cette mort ». De fait, devant cette réalité, le poète est conscient de l’illusion d’une parole qui à force d’être oratoire, risquerait de louper le réel, de la fiction d’une parole véhémente mais vaine : « cette mort où la grandeur piteusement échoue ». Le terme « piteusement » était d’ailleurs utilisé par Baudelaire pour décrire les albatros privés d’eux-mêmes une fois posés sur le navire : « laisse piteusement ses grandes ailes blanches / Comme des avirons traîner à côté d’eux ».

 

2.2 ) La misère des Antilles

 

Le poète est ainsi pris dans une situation de misère qu’il exprime à travers les termes « mort », « clopiner » et « tragiques », « cendres », « ruines » et « affaissements ». Cette misère a été produite par la colonisation qui se trouve ici dénoncée par les expressions péjoratives « le conquistador » et « le grand sauvage », et dont la fin est annoncée sur un ton prophétique relevant de la Bible : « où fait le beau l’apocalypse des montres ». Mais le poète dénonce aussi l’attitude de ses frères qui ont préféré collaborer et participent à leur propre esclavage : « ces pelletées de petits larbins sur le grand sauvage ».

 

2.3 ) La confrontation avec les vanités

 

Ce qui frappe Césaire, c’est l’impossibilité pour le peuple antillais de vivre et son refuge dans toutes les bassesses, toutes les petitesses, au lieu de se révolter contre le colonisateur : le champ lexical de la petitesse dénonce le manque d’ambition et la médiocrité des appétits : « éclatante petitesse », « qui clopine de petitesse en petitesse », « pelletées de petites avidités », « pelletées de petits larbins », « pelletées de petites âmes », « absurdités », « futilités ». La misère n’est ainsi pas seulement économique ; c’est une misère morale et spirituelle (la vie est « sans […] piété »), et la mort des Antilles retire toute signification à l’existence : « mort sans sens », « absurdités ». Pourtant, le poète annonce aussi la fin du colonialisme et l’unité des Caraïbes : « sur le Caraïbe aux trois âmes ».

 

 

Nous assistons ainsi au moment inaugural d’une parole poétique engagée et efficace, par laquelle le poète retrouve son unité et son identité, mais qui se confronte aussi à la réalité des Antilles. Cette parole est d’abord proclamée puis mise en scène dans son avènement progressif et fait du poète une conscience singulière qui éclaire les ténèbres des Antilles. Mais le poète doit aussi faire face au mutisme, à la mort mais aussi à la résignation des Antilles, qui préfèrent bien souvent participer à leur propre esclavage, et qui met en péril toute parole engagée. C’est pourquoi Aimé Césaire appelle non pas à l’espoir mais à une prise de conscience partagée : c’est de la conscience de la réalité de la colonisation et de la mort des Antilles que peut naître un véritable avenir, avenir qui ne serait pas une illusion de plus.

 

 

 

 

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