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Le roman de Hamm

dans Fin de Partie

 

 


Dans la pièce, on entend le roman de Hamm à trois reprises : p.65 à 73, puis p.78 à 81 (+allusion, p.89) et enfin alors que Hamm se croit seul à la fin de la pièce, p.109. La première récitation du roman est placée exactement au centre de l’œuvre : dans le découpage en 16 séquences que fit Beckett pour une mise en scène en Allemagne, le roman est la huitième. Par là s’affirme aussi la prééminence de Hamm, personnage qui veut occuper le centre de la scène, qui maîtrise la parole, et se situe au centre de l’œuvre par son récit. Si ce roman a un rôle à jouer dans l’interaction des personnages sur scène, il peut également sous renseigner sur Hamm, Clov et Nagg par l’effet de mise en abyme qu’il crée, et donc le jeu de miroir possible. Enfin, il révèle aussi pour une part la « philosophie » à l’œuvre dans la pièce.

 

I – Les fonctions du roman dans la pièce

 

1.1 ) Le roman comme rituel, divertissement

 

Le récit de Hamm appartient aux rituels de la pièce. La réplique, p.65, « C’est l’heure de mon histoire », indique que chaque jour, vraisemblablement, Hamm avance son histoire (ou la raconte inlassablement > cf. étude de l’infinie répétition, puisque dans la pièce, même si Hamm revient trois fois sur son histoire, on n’en sait pas plus à la fin que dans la première fois. On apprend seulement dans la deuxième occurrence que le mendiant s’est vu proposer comiquement une place de jardinier et qu’éventuellement, le fils pouvait être gardé pour des petits travaux. C’est un rite qui fait passer le temps, permet de combler le vide, à l’image des autres rites comme essuyer ses lunettes ou jouer avec le chien. L’histoire de Hamm est ainsi l’histoire qu’il se raconte comme un enfant, un divertissement au sens pascalien du terme, qui permet l’oubli de sa condition humaine : « Puis parler, vite, des mots, comme l’enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble, dans la nuit », p.90-91. Cette histoire fonctionne comme un calmant sur les douleurs humaines, une ataraxie ; c’est pourquoi Hamm déclare « C’est l’heure de mon histoire », p.65, comme il dit « C’est l’heure de mon calmant ». D’ailleurs, il faut d’une certaine façon que le récit ne finisse pas, Hamm a peur de finir, p.81. Comme il faut retarder le départ de Clov et l’agonie du refuge, il faut toujours retarder la fin du roman. Dans l’épisode final, alors qu’il est « seul », Clov cherche encore à gagner du temps en continuant sa narration.

 

1.2 ) Faire exister Hamm comme fils de Nagg et père de la narration

 

Le récit, en existant, instaure un lien de filiation entre Nagg et Hamm. En effet, Hamm devient le fils narrateur d’un père qui était lui-même narrateur de l’histoire du pantalon (qui commence et doit finir pour le nouvel an, comme dans le roman de Hamm où les personnages sont « la veille de Noël », p.69). De fait, le récit que fait Hamm lui permet avant tout d’exister à ses propres yeux : il ritualise la reprise de son récit – « Silence ! […]. Où en étais-je ? […] Allons, c’est l’heure, où en étais-je ? », p.68 -, commence par parler de soi (p.68 : la goutte d’eau), s’encourage et s’applaudit de certaines tournures : « Joli ça », « Ca va aller », p.69, « Joli ça », « Ca c’est du français ! Enfin. », p.70, « Ca va aller », p.71. La langue utilisée pour le récit est de fait particulièrement soignée par rapport au reste de la pièce : subjonctif, mots rares au regard du vocabulaire utilisé dans les autres dialogues (invasion, supplique, s’enquérir), hyperbole (« mille soins m’appellent », p.70. L’emphase des commentaires et du ton du narrateur-personnage dans le roman montrent que Hamm est bien le cabotin que son nom suggère : Hamm était le nom d’un mauvais acteur et a play of a hamm, un navet. Hamm joue ainsi avec un certain plaisir plusieurs rôles, le sien comme personnage de la pièce (ton normal) et celui du narrateur-personnage (ton de narrateur). D’ailleurs, le narrateur-personnage passe essentiellement son temps à se raconter de façon très narcissique, passant rapidement sur les paroles du mendiant, et s’attardant sur sa propre attitude, ses propres paroles, ou encore la météo et le confort que celle-ci peut apporter. Dans la deuxième occurrence, Samuel Beckett met en scène un personnage qui minaude, joue les faux modestes, et insiste sur « l’effort créateur prolongé », p.81.

 

1.3 ) Une fonction phatique

 

Enfin, le récit permet de maintenir la présence de l’autre sur scène. Dans la première occurrence, p.65-73, il promet à Nagg une dragée si celui-ci écoute son histoire. Nagg dira n’avoir pas écouté mais rit de l’eau qui coule dans le cerveau de Hamm, p.68 et réagit quand son fils parle de bouillie, p.71. Dans la deuxième occurrence du récit, p.78-81, Clov accepte d’entrer dans le jeu de Hamm et fait semblant de s’enquérir de l’avancée du roman. Il joue une scène dans la scène (théâtre dans le théâtre) et donne ainsi la réplique à Hamm : Clov prend ainsi le rôle d’un interlocuteur curieux et flatteur interrogeant l’écrivain. Ici, le roman a donc essentiellement une fonction phatique : empêcher Clov de partir en le maintenant dans l’écoute et le dialogue. Dans le monologue final, enfin, Clov parle contre le vide, le silence, se parle à lui-même pour peupler sa solitude et se dire que tout n’est pas fini.

Cette histoire, si elle est celle des personnages, est aussi une tentative de rejouer la partie en maîtrisant l’histoire et le passé des personnages, tentative purement illusoire puisque l’art peut exprimer la vie mais ne saurait avoir la prétention d’en être une maîtrise.

 

II – Le rapport de cette histoire aux personnages sur scène

 

2.1 ) Fiction ou autobiographie ?

 

Le mot « roman », utilisé avec un certain cabotinage par Hamm, p.78 – « Clov. – Oh, à propos, ton histoire ? […] Hamm. - Ah tu veux dire mon roman ? » - introduit un doute : s’agit-il d’un récit fidèle ou d’une invention pure ? Cependant, le récit lui-même est à la première personne du singulier si bien que l’on est tenté d’assimiler ce « je » à Hamm qui raconte : il s’agirait alors d’un récit autobiographique.

Cependant, la différence de ton, de voix, soulignée par les didascalies, vient perturber l’identification du personnage-narrateur à Hamm (« Ton de narrateur /Ton normal »), différence cependant qui ne va pas jusqu’au bout puisque certains tics de langage du narrateur-personnage rappellent ceux de Hamm comme le « fââcheux », p.70.

 

2.2 ) Hamm = le narrateur tyran et Clov = l’enfant abandonné ?

 

On peut donc se demander si Hamm ne raconte pas la propre histoire des personnages sur scène. La situation des personnages dans le roman semble être le doublet de celle des personnages sur scène : le monde est mort, transformé en désert mais les personnages ont les « pieds au sec » comme dans ce « bunker » placé contre la mer. Si on prend le roman comme un essai d’autobiographie, Hamm peut facilement être identifié à ce personnage-narrateur tout puissant qui refuse dans un premier temps de donner du pain puis de recueillir l’enfant. L’enfant serait ainsi Clov lui-même, entré au service de Hamm pour de menus travaux, et qui déclare par ailleurs ne pas se souvenir de son père ni du moment où il a été recueilli par Hamm : p.53-54. Cela expliquerait pourquoi, dans la seconde occurrence du roman, p.78-81, Clov s’intéresse vraiment au sort de l’enfant. Y a-t-il là une tentative de la part de Clov pour percevoir sa génération, donner du sens à sa présence en sachant comment tout cela a commencé (sens psychanalytique) ?

2.3 ) L’enfant aperçu par Clov ?

 

Mais l’enfant peut aussi être celui que Clov déclare apercevoir par la fenêtre, seul dans le désert, et qui inquiète une fois de plus Hamm par la capacité de vie et de reproduction qu’il représente. Mais Clov voit-il vraiment un enfant ? Monte-t-il vraiment à la fenêtre (Beckett avait conseillé à l’acteur de ne pas monter sur l’escabeau) ? Ou invente-t-il cette histoire en réponse cruelle au silence de Hamme sur le sort de l’enfant dans le roman ?

 

2.4 ) L’enfant = Hamm lui-même ?

 

Enfin, dans ce monde, le tyran peut aussi être un enfant démuni. Ainsi, ne peut-on pas voir de parallèle entre l’enfant abandonné trois jours dans le désert par son père dans le roman et le sort de Hamm enfant quand Nagg l’avait éloigné de lui pour pouvoir dormir ? Nagg apparaît ainsi à l’image de Hamm comme un tyran omnipotent et surtout soucieux de lui et qui rêve de revoir son fils dans une détresse et une dépendance absolue : « Qui appelais-tu, quand tu étais tout petit et avais peur, dans la nuit ? Ta mère ? Non. Moi. On te laissait crier. Puis on t’éloigna, pour pouvoir dormir. […] Je dormais, j’étais comme un roi, et tu m’as fait réveiller pour que je t’écoute. […] Oui, j’espère que je vivrai jusque-là, pour t’entendre m’appeler comme lorsque tu étais tout petit, et avais peur, dans la nuit, et que j’étais ton seul espoir », p.75.

 

III – La « philosophie » du roman

 

3.1 ) Le refus de toute charité, des rapports de haine et de torture

 

Le roman de Hamm parle essentiellement de l’hospitalité et se situe symboliquement la veille de Noël, jour d’une naissance connue, dans une étable. Cependant, l’hospitalité, comme les autres valeurs dans l’œuvre, est ici tournée en dérision : en effet, le personnage-narrateur ne reçoit le mendiant qu’en le rabrouant, en refusant plus ou moins d’accueillir l’enfant. C’est une scène odieuse où Hamm insiste avec complaisance sur l’humiliation du mendiant, humiliation physique – « en se traînant sur le ventre. D’une pâleur et d’une maigreur admirables » (p.68, vous noterez le caractère impropre de l’adjectif « admirables »), « Il leva vers moi son visage tout noir de saleté et de larmes mêlées » (p.69, congruence de la misère physique et du malheur moral), « Il baissa les yeux, en marmottant des excuses », p.69 (posture d’humiliation du mendiant devant le narrateur-personnage assimilé ici, à l’image de Hamm, à un roi ou même à un Dieu vers qui on ne doit pas lever les yeux), « Je le revois, à genoux, les mains appuyées au sol, me fixant de ses yeux déments », p.72 – et humiliation morale par les questions insultantes du narrateur-personnage : « Quel sale vent vous amène ? », « Mais quel est donc l’objet de cette invasion ? », p.69, « un gueux, comme d’habitude », p.71. A l’urgence de la situation du mendiant (il faut sauver l’enfant, abandonné depuis trois jours dans un désert) répond l’impatience du narrateur-personnage et la futilité de ses centres d’intérêt : « Je suis assez occupé, vous savez, les préparatifs de fête », p.69, « Allons, allons, présentez votre supplique, mille soins m’appellent », p.70, « Allons, allons, qu’est-ce que vous me voulez à la fin, je dois allumer mon sapin » (p.70-71). Le narrateur refuse du pain au mendiant et on sent toute l’indifférence (celle des sociétés modernes) de celui qui a trop et meurt d’indigestion face à celui qui meurt de faim : « Du pain ! Un gueux, comme d’habitude. Du pain ? Mais je n’ai pas de pain, je ne le digère pas », p.71. Le caractère odieux culmine lorsque le narrateur-personnage fait comprendre au mendiant qu’il vaut mieux laisser mourir son fils tout de suite, plutôt que de le sauver et de le promettre ainsi à une vie de souffrance : p.71. Enfin, on sent chez le narrateur-personnage un plaisir à faire souffrir le mendiant en retardant le plus possible la réponse à la requête, et en le faisant espérer pour mieux finalement lui refuser l’espoir de sauver son fils : « Alors ? (Un temps.) Il finit par me demander si je consentirais à recueillir l’enfant aussi – s’il vivait encore. (Un temps.) C’était l’instant que j’attendais. (Un temps.) Si je consentirais à recueillir l’enfant. (Un temps.) Je le revois, à genoux, les mains appuyées au sol, me fixant de ses yeux déments, malgré ce que je venais de lui signifier à ce propos. », p.72. Le rapport à l’autre se réduit à une relation sadique qui consiste à maintenir l’autre dans la dépendance (le narrateur-personnage ne donne pas de pain mais propose d’entrer à son service), à le faire espérer quelque chose qu’on ne lui donnera pas (refus de l’enfant comme pour Nagg, refus finalement de la dragée promise), et à le faire souffrir le plus longtemps possible, physiquement et moralement : à la torture du mendiant répond sur scène le soulagement de Hamm quand il apprend qu’il a quand réussi à faire souffrir Clov, p.19.

 

3.2 ) La dégradation de la figure du père

 

Samuel Beckett dégrade ainsi la figure du père : Hamm se révèle être un créateur lamentable, incapable de finir son œuvre, et surtout soucieux de lui-même, agissant sur son monde en tyran. Mais dans la pièce, tous les pères se valent : ils apparaissent plus ou moins victimes ou plus ou moins tyrans selon l’âge auquel on les voit. Ainsi, Nagg est la victime de son  fils qui l’a enfermé dans une poubelle mais il a aussi été le tyran indifférent à la souffrance de son fils. Dans le roman, le père part chercher du pain mais abandonne trois jours son fils dans le désert. Nagg résume l’équivalence de tout les pères par la formule : « Il est vrai que si ce n’avait pas été moi, c’aurait été un autre », p.74. Le rapport père-fils est ainsi uniquement vécu comme un rapport de pouvoir (il s’agit d’assujettir l’autre (qu’on songe au père de Juliette dans la pièce de Shakespeare)), un rapport de profonde indifférence à la souffrance et à l’humanité de l’autre, rapport maîtrre-esclave qui peut s’inverser. Cette détestation du père et du fils est plus généralement une détestation de la vie. En effet, le rapport de paternité est pris dans un dilemme impossible. Le narrateur-personnage le dit au mendiant : celui-ci ne veut garder son fils que pour avoir une compagnie pour ses vieux jours, se servir de son fils comme d’un jouet, une présence. Or, soit le mendiant abandonne le fils tout de suite et le fait mourir dans le désert, soit il le garde avec lui et lui permettra ainsi de mourir à petit feu, durant toute sa vie, dans une existence de souffrance et de désespoir : « Vous le rapportez à votre enfant et vous lui faites – s’il vit encore – une bonne bouillie […], une bonne bouillie et demie, bien nourrissante. Bon. Il reprend ses couleurs – peut-être. Et puis ? […] Je me fââchai. Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c’est sans remède ! […] Mais enfin quel est votre espoir ? Que la terre renaisse au printemps ? Que la mer et les rivières redeviennent poissonneuses ? Qu’il y ait encore dans la manne au ciel pour des imbéciles comme vous ? » (p.71-72).

 

3.3 ) La dégradation de la figure de l’auteur

 

Mais ce discours sur le père se double aussi d’une réflexion sur le créateur littéraire. La posture de l’écrivain de métier est systématiquement raillée : suffisance ou fausse modestie de l’écrivain, tics de langage, volonté de faire du beau avec la souffrance humaine.

 

3.4 ) Un monde sans espoir

 

Le narrateur-personnage lance au mendiant un avertissement : tout est sans espoir dans un monde mort, désert, et la promesse d’embauche comme jardinier est précisément une moquerie (comme jardiner un désert ?) ce qui fait beaucoup rire Clov. De fait, si le mendiant rapporte qu’il n’y a plus personne à Kov, à part l’enfant (mais existe-t-il ?), on a l’impression que ce monde a été englouti par les eaux : le narrateur-personnage assure au mendiant que s’il reste avec lui, il mourra « les pieds au sec » : allusion au déluge et à l’arche de Noé, à l’image de ce « bunker » placé contre la mer, où sont enfermés les personnages. Ainsi, le narrateur-personnage que le mendiant supplie comme un dieu se révèle être un anti-dieu, porteur de la mauvaise nouvelle et laissant mourir les hommes.

Conclusion :

 

Le roman est la seule tentative d’histoire suivie dans la pièce : il pourrait d’ailleurs éclairé l’histoire des personnages en leur offrant un passé. Mais repris à trois reprises, haché, inachevé, il loupe cette fonction référentielle et dramatique. Cependant, les pistes qu’il lance sont éclairantes : confirmation de Hamm en tyran, acteur cabotin qui se raconte lui-même, hypothèses sur le sort de Clov enfant ou de Hamm enfant, vision de la dégradation du monde, de la perte de toute valeur, de la perversion des rapports humains et familiaux, critique de la posture auctoriale. Ce roman est d’ailleurs une parodie de roman : Hamm cherche a faire du beau avec la souffrance humaine, à l’opposé de ce que sont les romans de Beckett.

 

 

 

Usage possible de ces trois passages :

- analyse des rapports entre Hamm et Clov

- les personnages de Hamm et de Clov, indépendamment l’un de l’autre

- la relation père-fils

- les récits dans la pièce

- la « philosophie » de la pièce

- l’analyse des répétitions, des ressassements, et de la fin problématique

- le corps (cf. la posture du gueux)

- le thème de la solitude

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