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3 décembre 2011 6 03 /12 /décembre /2011 17:44

Séance 9

L’éducation de Gargantua

Extrait des chapitres 14 et 23

  

 


L’éducation est un  thème central de l’humanisme. Erasme y a consacré son De ratione studii en 1512 et Guillaume Budé le De studio litterarum recte et commode instituendo en 1527 et 1533.

Le thème de l’éducation dans gargantua est en outre le signe de la confiance de Rabelais dans l’être humain et dans les progrès de la connaissance.

Rabelais confronte deux types d’enseignement, dont il fait reculer le premier dans le temps, à dessein. L’enseignement du sophiste est ainsi placé à une époque d’avant l’imprimerie, et avant 1420 (date de la mort du sophiste). Grâce à la chronique gigantale et au traitement du temps que cela permet, Rabelais confronte ainsi un enseignement qu’il présente très clairement comme moyenâgeux, scolastique, reculé dans le temps et désuet et un enseignement nouveau, celui des humanistes de la Renaissance. Les deux enseignements sont distants d’un  siècle dans l’œuvre.

 

I – Les railleries à l’égard de la scolastique

 

Le premier temps est donc satirique et porte sur la scolastique médiévale. Il donne en réalité la perception globale que les humanistes de la Renaissance en avaient : il ne s’agit pas de la réalité exacte de la scolastique mais de sa caricature.

 

1.1 ) La prophétie comique de Grandgousier

 

Grandgousier apparaît ici comme un personnage comique car il est enfermé dans un optimisme béat concernant son fils. Par le seul fait que celui-ci a inventé un torche-cul, il lui prédit la plus haute sagesse. Les hyperboles déconsidèrent le discours du père : « participe de quelque puissance divine », « aigue, subtile, profonde et sereine », « souverain degré de sagesse ».

Sa position sur l’éducation est de plus fausse et incomplète : il n’assigne pas à l’éducation le but du développement de soi et de sa personnalité, mais l’instruction au sens d’une accumulation savante : « je veux le confier à quelque sage, pour qu’il soit instruit selon ses capacités ». C’est là déjà l’annonce d’un programme d’éducation scolastique, livresque, fait d’une accumulation de savoirs inutiles et desséchants.

 

1.2 ) Les moqueries à l’égard de la scolastique et des sophistes

 

          On peut noter la raillerie à l’égard du sophiste : l’expression « grand docteur sophiste » est ironique.

          Les sophistes étaient des penseurs formalistes, capables de faire servir l’art du langage non à la recherche de la sagesse, mais à la défense de n’importe quelle idée, même mauvaise. Comme Socrate, Rabelais dénonce le formalisme du raisonnement. On retrouve le reproche adressé par les humanistes aux scolastiques : l’apprentissage exclusif des procédés rhétoriques. Ce terme issu de l’antiquité est peut-être aussi une façon de rendre l’attaque plus imprécise. Les premières éditions de Gargantua contenaient le terme « théologien » et non « sophiste » !

          De même, le nom du sophiste est ironique : Tubal (qui veut dire confusion) est la terre sur laquelle règne Gog, ennemi de Dieu, selon Ezéchiel. Holoferne est le type même des persécuteurs du peuple de Dieu, et est connu pour sa lubricité et son ivrognerie (Livre de Judith).

          Le programme d’enseignement proposé est exactement le canon scolastique et brille par sa bêtise et son inutilité : l’alphabet à rebours, les quatre livres de l’enseignement scolastique (la note 6, p. 142, de l’édition, explique le contenu de chaque ouvrage) et l’écriture en lettres gothiques (alors qu’on commençait à écrire à l’italienne. Les humanistes reprochaient aux scolastiques de fonder leur enseignement exclusivement sur la mémoire : ici, l’exercice d’apprentissage par cœur se trouve déconsidéré par le raffinement qu’il comporte : l’alphabet doit être appris à rebours. La mémoire devient une mécanique absurde ne débouchant sur aucun effet de sens. Les quatre livres scolaires symbolisent en outre un enseignement fondé uniquement sur des commentaires et non sur des textes véritables. C’est de plus un enseignement passéiste, fondé sur le trivium antique : grammaire, rhétorique, dialectique.

          Les indications de temps sont exagérées et ôtent toute pertinence à cet enseignement : il faut cinq ans et trois mois pour apprendre l’alphabet, et treize ans, six mois et deux semaines pour les quatre livres, soit 18 ans, 9 mois et 2 semaines. La précision des chiffres participe de la surenchère comique. Le lecteur en conclut que Gargantua n’a donc strictement rien appris. Rabelais dénonce la vacuité des occupations, la perte de temps, la mobilisation de la mémoire pour des connaissances inutiles.

 

II – Un programme d’éducation humaniste

 

Le chapitre 23 se construit en opposition avec le chapitre 14 : à l’enseignement scolastique desséchant, inutile, uniquement livresque, s’oppose une éducation qui comprend l’instruction mais aussi le développement de soi-même, du corps et de la personnalité, et qui comprend toutes les dimensions de la vie. L’éducation doit pouvoir ainsi développer les qualités naturelles de l’élève.

L’éducation nouvelle que propose Rabelais est donc bien plus large que l’apprentissage intellectuel : il s’agit aussi d’éduquer le jeune prince aux futures responsabilités de son royaume.

Ce programme d’éducation est proprement humaniste et le nom de « Ponocrates » forgé sur le grec et voulant dire « Travailleur » rappelle aussi la culture grecque de l’auteur. De même, Anagnostes signifie en grec « lecteur ».

 

2.1 ) La relativisation de la culture livresque

 

Par rapport à l’enseignement scolastique, entièrement livresque, la part de la culture livresque est considérablement réduite. Cette culture comprend la Bible et des romans antiques ou de chevalerie. Les ouvrages scolaires sont abandonnés. Rabelais va de ce point de vue plus loin que les autres humanistes, même Erasme. La part de lecture est considérablement réduite, et Gargantua ne recopie plus les ouvrages comme un scribe de couvent mais écoute les lectures qui lui sont faites. Par ailleurs, la lecture de la Bible est aussi un acte de foi et une célébration de Dieu, et non une controverse aride sur les points doctrinaux (l.4-7). C’est aussi une lecture claire et intelligible, un véritable acte de compréhension – « à voix haute et claire, avec la prononciation requise » - opposé au marmonnement des moines pour qui le texte est incompréhensible (chap.21 et 27). C’est enfin une lecture directe, personnelle, débarrassée des commentaires médiévaux. L’acte de foi fait ainsi partie de l’éducation : il ne s’agit pas seulement d’une éducation intellectuelle : il s’agit d’une amélioration morale, d’un supplément d’âme.

 

2.2 ) L’intérêt des humanistes pour tous les domaines de la connaissance

 

En revanche, l’éducation humaniste proposée par Ponocrates touche tous les domaines de la connaissance : la religion, l’astrologie (l.11-13), la morale (l.15-16), le sport et la connaissance du corps, la littérature, les propriétés médicales des aliments et des herbes. Gargantua devient ainsi un grand sportif, un homme versé dans les saintes Ecritures, lettré, ayant des connaissances sur tout et capable d’être médecin. L’éducation encyclopédique proposée doit ouvrir l’esprit et la curiosité.

 

2.3 ) La part faite au corps

 

L’éducation est aussi celle au boire, au manger et au sommeil, et préoccupe Rabelais en tant que médecin. Avec Ponocrates, Gargantua se lève à 4h du matin (contre 8-9h avec le sophiste), ne fait plus de sieste et ne perd aucune heure du jour.

De même, l’incontinence et l’impudicité de l’excrétion est remplacé dans le contenu par une relative discrétion et dans la forme par une formule médicale et élégante : « Puis allait es lieux secrezt faire excretion des disgestions naturelles ». La relative discrétion de Gargantua dans l’excrétion s’oppose à la volubilité scatologique du chap.13.

Enfin, durant le repas le régime de Gargantua est beaucoup plus varié et fait contraste avec la profusion de viandes salées de l’éducation sophistique.

L’enseignement humaniste donne une place importante au corps : l’activité physique occupe une bonne partie de la matinée et la narration détaille les activités sportives.

De même, l’hygiène fait partie de l’éducation : excrétion (l.8-9), hygiène du corps, l. 14 puis l.27. Rabelais critique vivement le peu d’hygiène de l’époque médiévale et des docteurs de la Sorbonne. Pour l’Eglise, le souci du corps s’oppose au souci de l’âme et de la vie éternelle. Le corps est considéré comme mauvais par sa dimension profane, corrompu et détourne l’homme de Dieu et des préoccupations spirituelles. On remarquera cependant que la nouvelle toilette de Gargantua ne comporte pas d’eau à une époque où l’eau est considérée comme dangereuse et porteuse de maladies.

L’éducation du corps va donc de pair avec l’éducation de l’esprit sur le modèle de l’éducation athénienne dans l’antiquité grecque.

 

2.4 ) Une méthode humaniste

 

La méthode de Ponocrates repose sur un certain nombre de principes :

- la récitation et la répétition : pour être su, l’enseignement se fonde sur la répétition des leçons : répétitions des lectures bibliques, l.9, répétition et récitation des leçons de la veille, l.15, récitation de formules de la leçon, l.28-29.

- Mais c’est aussi un enseignement ouvert et heureux, fondé sur le dialogue, à la manière du dialogue socratique : l.20, 35.

- Cette éducation est une éducation joyeuse, et non contraignante : le sport se pratique sans limitation de durée autre que celle de la résistance physique, la conversation est joyeuse : on y apporte des livres mais ceux-ci ne sont pas la finalité de l’enseignement (l.41-42).

- C’est enfin une éducation pratique : Gargantua apprend en observant les choses de ce monde (les aliments, les plantes, les racines, les étoiles, le soleil, le ciel, la condition de ses contemporains). Le savoir livresque n’est là que pour soutenir l’observation du réel : l.42.

 

2.5 ) Un idéal d’éducation ?

 

Cependant, on peut être surpris par l’utilisation du temps : toutes les activités de Gargantua sont recouvertes par l’éducation, jusqu’au passage à la selle, en passant par le repas ou la promenade. Il s’agit plus d’un idéal que d’un réel programme d’éducation réalisable. En fait, même positif, ce passage entre quand même dans un récit comique : la fébrilité, la surcharge de la journée est du côté comique de la démesure. Il y a également du comique à penser que Gargantua se fait expliquer les points les plus subtiles de l’Ecriture précisément au moment des cabinets. De même, méditer à quatre heures du matin sur « la majesté et jugemens merveilleux » de Dieu pendant qu’on lui passe un gant humide sur la figure prête à sourire. Le comique est plus recherché que dans le chap.14 mais tout aussi évident.

Toutefois, Rabelais propose sa vision humaniste de ce que doit être l’éducation, contre l’enseignement scolastique.

 

Rabelais offre ainsi une progression à son personnage et au lecteur vers plus de sagesse, d’éducation et de savoir-vivre. Il oppose ainsi l’enseignement aride, livresque et stérile de la scolastique à une véritable éducation humaniste, qui touche tous les domaines de la connaissance, s’appuie sur des exemples et des observations complètes, et est un épanouissement de soi-même, intellectuellement et physiquement. Cet idéal est bien sûr inapplicable mais est proposé à titre d’exemple pour éduquer des natures lymphatiques. Dans l’abbaye de Thélème, les participants ayant déjà de la sagesse et du savoir-vivre, certaines contraintes, comme celle du temps, auront disparu. En d’autres termes, cette éducation conduit l’homme à une véritable liberté responsable.

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